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5 mai 2012 6 05 /05 /mai /2012 14:19

   beaux-cheveux-31.jpgUn hémisphère dans une chevelure

 

 

 Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.
   Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.
   Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

  Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

 Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

                                                             Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1-Présentation du poème :


* Poème en prose de Charles Baudelaire. Il est composé de 7 paragraphes (versets) plus ou moins longs. Il est de nature explicitement lyrique. En effet, le poète y développe sa propre conception de l’amour.        

* La chevelure qui n’est qu’une métonymie (une synecdoque plus précisément) de la bien-aimée, représente dans ce poème l’élément déclencheur de la ressouvenance (la synesthésie). 


L’accent doit être mis d’une part sur le pouvoir évocateur de la chevelure et d’autre part sur la vision baudelairienne de l’amour.

2- La chevelure, élément déclencheur de la ressouvenance :

     1- On insistera dans cette première partie sur le pouvoir évocateur et suggestif de la chevelure :

- * La chevelure éveille chez le poète tous ses sens : la vue (« je vois » répété 2 fois, j’entrevois), le toucher (les caresses de tes cheveux…), l’odorat (respirer, l’air, odeur, odorant, parfum, parfumés), l’ouï (j’entends, chant, musique), le goût (mordille, mange) ; la chevelure exerce sur le poète une fascination irrésistible ; elle le plonge progressivement dans une rêverie exquise et agréable. Elle libère tous ses sens et exhume dans sa mémoire les souvenirs d’antan.

Sur le plan structurel, le poème est encadré par deux versets centrés essentiellement sur le thème du souvenir  (la synesthésie).

Perdu dans l’exubérante tignasse de sa bien-aimée, le poète finit peu à peu par s’oublier. Il devient l’heureux amnésique enfin débarrassé de tous les fardeaux du moment présent. Désormais, son âme se repaît de rêves et de souvenirs. Elle se soûle, s’enivre et s’extasie. Grâce au pouvoir incantatoire de la chevelure, le poète transcende donc la réalité et accède progressivement à un Ailleurs qui se situe par delà le bien et le mal, par delà l’espace et le temps.

Ce pouvoir est mis en lumière essentiellement à travers deux isotopies : 

* L’isotopie de l’air : elle se dessine d’une manière discontinue tout au long des versets par les termes  respirer, air, odeur, espace, parfum, ciel immense, azur, ciel. Elle révèle que la chevelure de la bien-aimée a une fonction salvatrice (émancipatrice). Elle permet en effet au poète de se détacher de la réalité, de se volatiliser et de partir à la découverte de cet Ailleurs « au charmant climat où l'espace est plus bleu et plus profond ».

L’isotopie de l’eau : qui se manifeste à travers les mots plonger, eau, source, mers, océans, navire, port, azur, rivage. En plongeant le poète, par l’odeur de sa chevelure, dans des rêveries aquatiques, la bien-aimée devient le symbole même de la vie et de la fertilité. C’est elle aussi qui l’inspire et qui rend fertiles sa verve et son imagination.

L’isotopie de l’eau nous renvoie aussi au thème du voyage, du départ voulu et souhaité. Il y a toujours chez Baudelaire, ce désir de s’affranchir de la réalité médiocre, de partir vers un Ailleurs inconnu.

3- La conception baudelairienne de l’amour :

- Quelle est la conception baudelairienne de l’amour ?

Comme l’air ou l’eau, l’amour, pour Baudelaire, est insaisissable. C’est un sentiment naturel qui nie les frontières et les identités. Les hommes que le poète a vus dans sa rêverie étaient « de toutes nations ». L’atmosphère, elle, était « parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine ».

Pour le poète,  l’amour est aussi un besoin vital . C’est l’oxygène qu’il « respire » (1er versert).

Pour le poète, la femme est le symbole non seulement de la vie et de la fertilité mais aussi de la liberté. Baudelaire conçoit donc l’amour comme un affranchissement de l’ici-bas. Etre amoureux, c’est se sentir libre dans tous les sens du terme.

En outre, l’amour constitue pour Baudelaire une quête douloureuse, un voyage périlleux ou plutôt une aventure hasardeuse dont les péripéties sont souvent inconnues. L’expression « chants mélancoliques »  révèle à quel point cette quête est difficile. On peut aborder ici le thème de l’Idéal et la quête de l’impossible dans la poésie baudelairienne.

L’amour est également l’arme qui permet à l’homme de vaincre la mort :

Dans la rêverie décrite, l’ « immense ciel », l’« éternelle chaleur »  et l’« infini de l’azur tropical » embrassent l’âme du poète, lequel est devenu maître de l’univers et surtout du temps : « je retrouve les langueurs des longues heures passées ».

La vision baudelairienne de l’amour trouve son appui essentiellement sur trois figures de style :

- La métonymie (et plus précisément la synecdoque) : la chevelure qui renvoie à la bien-aimée.

- La métaphore filée : respirer l’odeur de tes cheveux, l’océan de ta chevelure, l’ardent foyer de ta chevelure, la nuit de ta chevelure, etc.

- Les trois différentes comparaisons : comme un homme altéré / comme un mouchoir / comme l’âme des autres.

D’autres procédés tels que l’anaphore (la répétition du pronom personnel « je »), l’épizeuxe (longtemps, longtemps), la paronomase (longueur, longues heures) et la répétition lexicale (chevelure, le verbe « voir », odeur) et le parallélisme (tout ce que + verbe) visent à mettre en lumière le pouvoir évocateur de cette chevelure magique.

Le rythme contribue également à mettre en évidence cette vision originale de l’amour. En effet, les phrases qui se caractérisent par leur longueur et leur richesse, miment le déploiement de la rêverie et suggèrent aussi la quête poétique de l’absolu. La cadence majeure (l’apodose est plus longue que la protase) qui prédomine dans tous les versets renforce le lyrisme dans le texte et confère aux phrases une fluidité semblable à celle de la rêverie.

Les consonnes continues [r] et [s] consolident ce rythme lent et ouvert qui imite la respiration profonde du poète.

 

 

 

 

Moez Lahmadi.

Al Imam Mohammad Ibn Saud University (IMSIU), Riyad, KSA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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