Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
6 septembre 2014 6 06 /09 /septembre /2014 22:06
Partager cet article
Repost0
29 avril 2013 1 29 /04 /avril /2013 10:19

Prévert I

 

Prévert II

 

Dans la conclusion, l'étudiant peut mettre l'accent sur l'universalité et l'humanisme de l'écriture poétique verlainienne.

 

 

 

Moez Lahmédi

University of Sousse (Tunisia)

moez_lahmedi@yahoo.com

Partager cet article
Repost0
24 avril 2013 3 24 /04 /avril /2013 21:06

A une femme

A vous ces vers de par la grâce consolante
De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux,
De par votre âme pure et toute bonne, à vous
Ces vers du fond de ma détresse violente.

 

C'est qu'hélas ! le hideux cauchemar qui me hante
N'a pas de trêve et va furieux, fou, jaloux,
Se multipliant comme un cortège de loups
Et se pendant après mon sort qu'il ensanglante !

 

Oh! je souffre, je souffre affreusement, si bien
Que le gémissement premier du premier homme
Chassé d'Eden n'est qu'une églogue au prix du mien !

 

Et les soucis que vous pouvez avoir sont comme

Des hirondelles sur un ciel d'après-midi,
Chère, par un beau jour de septembre attiédi.

                                                                    Paul Verlaine.

Travail préliminaire :

Avant d’entamer l’explication ou le commentaire d’un texte poétique, l’apprenant doit toujours se poser les quatre questions suivantes :

- Qui parle dans ce poème et à qui s’adresse-t-il ? (entrée énonciative)

 - Quels sont les verbes que le poète a employés pour exprimer ses sentiments ou ses pensées ? Y-a-t-il des verbes qui renvoient implicitement ou explicitement aux cinq sens (la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat et le toucher) ?

                              - Quels adjectifs et quels adverbes a-t-il employés pour décrire un être, un objet ou un paysage (les épithètes, les attributs, les adjectifs de couleurs) ?

                               - A quels procédés ou à quelles figures stylistiques le poète a-t-il eu recours pour mettre en lumière certaines idées ou certains caractères ?

L’étudiant peut élaborer un tableau pour que les choses soient plus claires et organisées :

 

 

 

Les pronoms

     Les verbes

Les adjectifs/adverbes

Les procédés

 

A vous (v1)

Vos yeux (v2)

Votre âme (v3)

A vous (v3)

Vous pouvez (v12)

Chère (v14)

 

Ma détresse (v4)

Me hante (v5)

Mon sort (v8)

Je souffre (v9)

Du mien (v11)

 

 

 

 

 

Rit et pleure (v2)

 

Me hante (v5)

 

Va (v6)

 

Ensanglante (v8)

 

 

Je souffre (v9)

 

Je souffre (v9)

 

Vous pouvez avoir (v12)

 

Consolante (v1)

Grands yeux (v2)

Rêve doux (v2)

Ame pure et toute bonne (v.3)

Ma détresse violente (v4)

Hideux cauchemar (v5)

N’a pas de trêve

Furieux, fou, jaloux (v6)

Affreusement (v9)

Premier homme (v10)

Chassé d’Eden (v11)

Beau jour (v14)

Septembre attiédi (v14)

 

Vouvoiement : A vous (v1)

Antithèse : rit et pleure (v2)

Répétition + contre rejet : A vous (v.3)

Enumération : Furieux, fou, jaloux (v6)

Personnification du cauchemar v.6

Comparaison : comme un cortège de loups (v.7)

Interjection : Oh ! (v.9)

L’anadiplose : je souffre, je souffre affreusement (v.9), le gémissement premier du premier homme (v.10)

Restriction : n'est qu'une églogue (11)

 

 

 

- Présentation du poème :

 

Ce poème qui s'intitule "A une femme" est l'un des huit sonnets qui forment la première section des Poèmes Saturniens (Mélancholia). Il peut être considéré comme l'expression la plus poétique de l'impossible sentiment amoureux qu'éprouve Verlaine envers sa bien-aimée, laquelle apparaît comme une madone adulée et divinisée.

Nous mettrons l’accent lors de notre analyse d’une part sur l’état d’âme du poète et d’autre part, sur l’image que celui-ci présente de son amante.

I- Un poème saturnien :

- Il faut insister dans cette partie sur la formule dédicatoire du titre de ce poème : Verlaine veut rendre hommage à un dédicataire anonyme grammaticalement indéfini (Une femme). En adoptant ce système de titraison, le poète veut aussi donner à l’allocutaire un caractère ambivalent et imprécis : c’est à la fois une femme qu’il connaît très bien (sa bien-aimée) et c’est toute jeune femme. Le particulier et l’intime se confondent ainsi avec le général et l’universel.

- Il faut insister également sur le recours au vouvoiement dans la première strophe : sur le plan énonciatif, le « vous » instaure d’emblée un rapport vertical entre le locuteur (placé en bas : sur terre) et son interlocutrice (placée en haut : femme au balcon,  Muse ou Madone au ciel). C’est le signe de l’amour, de la vénération et de la soumission qu’affiche l’amoureux à l’égard de son amante idolâtrée.

- La biographie du poète peut constituer l’une des entrées possible dans le texte : Paul est amoureux de sa cousine adoptive Elisa Dehée qui va bientôt se marier (avec Auguste Dujardin). Les beaux rêves de l’adolescent s’évaporent brusquement et se transforment en « hideux cauchemar[s] qui [l]e hante[nt] » (v5). La joie cède ainsi la place à la souffrance la plus affreuse (v.9) et à la détresse la plus « violente » (v4). Seul, morne et désespéré, l’amoureux désillusionné n’arrive toujours pas à surmonter sa déception passionnelle et à admettre que la femme qu’il vénérait comme une déesse poursuivra son chemin avec un autre homme. La jalousie qui taraude son âme et brise son cœur le rend furieux et quasiment fou (v.6) ; loin de sa belle Vénus, le poète se sent déboussolé et aveugle, en ce sens qu’il ne perçoit le monde qu’à travers ses « grands yeux » (v2).

- Les mots n’expriment dans ce sonnet que les maux et les chagrins inconsolables du poète. D’ailleurs, le poème regorge d’expressions et de termes relevant du champ lexical de la souffrance : « pleure » (v2), « détresse violente » (v4), « cauchemar » (v5), « ensanglante » (v8), « souffre affreusement » (v9), « gémissement » (v10). Ce tissu lexical est confectionné de façon à rendre saillante la profonde affliction du poète blessé.

- L’accent doit être mis aussi sur les autres procédés syntaxiques et stylistiques (voir le tableau) à travers lesquels le jeune amoureux nous donne à voir le paysage sombre et saturnien de son âme accablée.

- Sur le plan phonique, ce poème frappe par sa texture sonore fortement marquée par les allitérations :

* en [R], consonne sonore et vibrante : Grands  (v2), Rêve (v2), détresse (v4), cauchemar (v5), Furieux (v6), Affreusement (v9), Premier (v10), jour (v14), Septembre (v14)

* en [S] : consonne sifflante : ces (v1), détresse (v4), hélas (v5), sort, ensanglante (v8), « gémissement » (v10).

* en [ M] : consonne nasale et sonore : âme (v2), ma (v4), cauchemar qui me (v5), se multipliant comme (v7)

Il faut montrer dans le même cadre d’analyse que le mètre et le rythme de ce sonnet s’accordent bien avec la profondeur du ou des thèmes développés (l’harmonie imitative)

II- Représentation de la femme aimée :

Dans la deuxième partie du commentaire, il faut mettre l’accent sur l’image que présente Verlaine de sa bien-aimée : elle est en effet décrite comme une femme parfaite (idolâtrée) à qui le poète voue un véritable culte. Autant dire que chez Verlaine, comme chez la plupart des poètes de sa génération, l’adoration de la femme devient carrément une religion : divinisée et sacralisée, la belle vierge vénérée devient le symbolise d’un Idéal et d’un Absolu (de beauté, de pureté et de perfection) inaccessibles.

- Dédié à la femme adorée, ce sonnet s’apparente d’ailleurs, par sa structure lexicale fondée, tout comme sa texture phonique, essentiellement sur la répétition (A vous ces vers, a vous ces vers (v1-v3,4), de par, de par (v1, v3), je souffre, je souffre (v9),  premier, premier (v10)), comme, comme (v7-v12), à un hymne religieux, d’autant plus que le poète se compare dans le premier tercet à Adam, le premier homme chassé d’Eden. Ces vers acquièrent ainsi la forme d’une litanie lyrique qui mime fidèlement les gémissements de l’âme affligée de l’amoureux solitaire. C’est une messe poétique célébrée en hommage à la Muse. Cette dimension religieuse est centrale dans ce poème.

- Une sous partie du développement devrait être consacrée à la fascination irrésistible qu’exerce le regard de la bien-aimée sur le poète : en contemplant les « grands yeux » de sa maîtresse, celui-ci transcende le monde réel et accède à un Ailleurs onirique et paradisiaque où tout est « doux » (v2) et agréable.

- Par ailleurs, les yeux charmants de la femme vénérée reflètent une âme « pure et toute bonne » (v3) : ça nous renvoie à la thèse platonicienne selon laquelle les yeux sont le miroir de l’âme et c’est justement le paysage intérieur de cette créature angélique qui se présente à la contemplation de l’adorateur charmé (envoûté). Dans un monde placé sous le double signe de la fausseté et de l’hypocrisie, l’âme pure que l’on devine derrière ces yeux représente un havre de paix et d’authenticité. Dans cette optique, on peut affirmer que ce sonnet s’inscrit dans le sillage de la tradition de l’amour platonique qui prône que le poète a la possibilité d’atteindre l’Absolu à travers la contemplation des yeux de la femme.

- La femme dont parle Verlaine dans ce poème est, comme nous l’avons déjà signalé, indéterminée. Elle est anonyme et inidentifiable. Elle désignerait non seulement la bien-aimée (le premier amour) mais aussi :

                                       * l’amie ou la sœur protectrice et consolatrice : (« grâce consolante » (v1))

                                       * la Muse inspiratrice qui excite la verve du poète.

                                       * la femme tentatrice (la courtisane) : Eve qui a causé les souffrances du premier homme chassé d’Eden.

                                       * Vénus ou une déesse sculptée : on peut imaginer que le poète s’adresse à une statue.

 

Conclusion :

« A une femme » est un poème parnassien par excellence. Il l’est tant par sa forme que pas son contenu : le ton lyrique qui côtoie parfois le ton pathétique, l’exubérance verbale, l’ampleur du souffle ainsi que le thème de l’amour impossible, la souffrance et le déchirement intérieur que seul l’acte scriptural est à même d’atténuer l’intensité et enfin l’idéalisation de l’aimée attestent bien ce caractère parnassien.

  

   

Moez Lahmédi.

 

Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse (Tunisie)

 

moez_lahmedi@yahoo.com

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
13 avril 2013 6 13 /04 /avril /2013 15:38

 

 

 

 

 

 

Le-forgeron-2.jpg

 

                                              Le "d" succombant à son destin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indifférent à leurs supplications pressantes

 

A leurs cris, leurs larmes

 

Et leurs prières stridentes

 

Le forgeron du village 

 

Surnommé le Grand Minotaure

 

Jette les mots ferrailleux

 

Au fond de la forge infernale.

 

Les voyelles perdent leurs accents

 

Et les consonnes n'émettent plus de sons

 

Un R plus rouge que la braise 

 

Pendouillant d'un vieux proverbe archaïque

 

Palpite entre les dents de la tenaille métallique

 

La massette enragée

 

S’acharne sur le fer épuisé

 

Et sépare le R du vieux père décédé

 

Tandis qu'un I plus dur que le diamant

 

Défie chevaleresquement la lame de la scie

 

Un pauvre M coincé dans la gueule d'un étau 

 

Attend désespérément la fin de ses maux.

 

Et la grosse B, enceinte de jumeaux

 

Pousse près de la table de l'enclume 

 

Les derniers cris de l'accouchement

 

Le A, un vieux franc-maçon

 

Connaît très bien l'enfer des mots

 

Il attend silencieusement son tour 

 

Derrière un U vide et sans fond.

 

Le D qui était sur terre damné

 

Joue dans la forge aux dés

 

Il espère changer son sort

 

Et échapper au gros poinçon

 

Le soufflet, lui, est fier de son poumon

 

Enchaîné, il beugle tout le temps : 

 

Rimbaud ! Rimbaud ! Rimbaud ! 

 

 

 

 

 

 

 

 

Moez Lahmédi

Enseignant chercheur

Université de Sousse (Tunisie)

moez_lahmedi@yahoo.com

 

 

Partager cet article
Repost0
2 mars 2013 6 02 /03 /mars /2013 13:07

 

Réduite à un simple élément déclencheur du processus narratif, la mort est souvent - pour ne pas dire toujours - dédramatisée dans le roman policier. Elle n’est en effet intéressante que parce qu’elle prépare l’entrée sur scène du détective, lequel s’érige en vengeur légitime (en « mandataire » dans le jargon sémiotique) de la victime. Pour les auteurs policiers, la mort ne constitue donc pas une fin mais un début, le début d’une enquête et donc d’un récit :

 

Dans le roman policier, remarque Ernest Mandel, la mort n’est pas traitée comme un élément central de la destinée humaine ou comme une tragédie. Elle y devient un objet d’enquête. On ne la vit pas, on n’en souffre pas, on ne la craint pas, on ne la combat pas. Elle devient un cadavre à disséquer, un objet à analyser.

La réification de la mort est au cœur même du roman policier.[1]

 

On peut dire ainsi que les auteurs policiers jouent, narrativement, avec la mort. D’un drame, ils la transforment en effet en « trame », c’est-à-dire en ingrédient romanesque à valeur exclusivement textuelle. Dans ce contexte, Uri Eisenzweig affirme que « [dans le roman policier], le sang ne fait sens que s’il est perçu comme encre »[2]. Autrement dit, la mort « policière » est purement langagière. La mort dans le polar est tout bonnement un mot. On comprend dès lors pourquoi les amateurs de polars se soucient peu des sentiments qu’éprouvent les proches de la victime. Ce qui importe pour eux est essentiellement la stratégie qu’adoptera le détective pour mettre la main sur le fautif. Aussi monstrueuse et choquante qu’elle puisse paraître, la mort n’est dans le roman policier qu’un « starter » narratif, c’est-à-dire un élément introductif par lequel l’auteur ouvre le récit : « Généralement, dit Jacques Dubois, on verse peu de larmes sur le sort de la Victime. Ses proches, l’auteur, le lecteur ne se complaisent pas au deuil et n’ont qu’une impatience : passer au plus vite à l’enquête »[3].

Pour un genre qui se veut scientifique et objectif, la mort ne doit donc susciter chez le lecteur aucune émotion. La victime elle-même, précisent les premiers théoriciens du genre, doit être peu sympathique pour éviter toute possibilité d’identification. Il ne faut pas non plus s’attarder sur le sort du criminel afin de ne pas détourner l’attention du lecteur de ce qui constitue l’essence même du polar : la quête de la vérité.

L’objectif du présent article est de montrer que Daniel Pennac, à la différence d’un grand nombre d’auteurs policiers, ne conçoit pas la mort comme un simple « starter » narratif. En effet, dans Au bonheur des ogres (« Folio », Gallimard, 1985),  La Fée Carabine (« Folio », Gallimard, 1987) La petite marchande de prose (« Folio », Gallimard, 1989), et Monsieur Malaussène ( « NRF », Gallimard, 1995)[4], les digressions sur le thème de la mort sont très nombreuses. On peut même affirmer qu’à travers ses romans, Pennac développe sa propre philosophie de la mort. Pour lui, on peut jouer avec n’importe quoi mais jamais avec la mort.

 

I- Lorsque le cadavre s'humanise :

 

 

Rejetant toutes les normes narratives qui déshumanisent la fiction et qui la cantonnent dans un simple jeu de rôles où la dimension psychologique est entièrement absente, Daniel Pennac s’arrêtera longuement dans ses œuvres sur le thème de la mort : « - Les morts, dit justement l’un des personnages de Monsieur Malaussène, méritent notre patience (…) On trouve des tas de choses dignes d’intérêt, dans leurs corps. Il n’y a pas que les enquêtes policières dans la vie. Il y a les enquêtes vitales » (p.305). Nous remarquons en outre que La petite marchande de prose s’ouvre sur une définition de la mort : « C’est d’abord une phrase qui m’a traversé la tête : “La mort est un processus rectiligne” » (p.15). Dans le même roman, le narrateur va se livrer (dans le huitième chapitre) à une réflexion sur la douleur qu’engendre la perte de quelqu’un : « c’est autre chose, dit-il, c’est la douleur, la vraie, grandeur plus que la nature, c’est l’innommable douleur, la vacherie céleste dans tout son ô Dieu raffinement. » (p.81).

Notre réaction face à la mort est également analysée. Après la mort de quelqu’un, nous dit Pennac dans La Fée Carabine, les réactions peuvent varier :

 

il y a ceux que le malheur effondre. Il y a ceux qui deviennent rêveurs. Il y a ceux qui parlent de tout et de rien, pas même du mort, des petits propos domestiques, il y a ceux qui se suicideront après (…) il y a ceux qui pleurent beaucoup et cicatrisent vite et il y a ceux qui se noient dans les larmes qu’ils versent. Il y a ceux qui sont contents, débarrassés de quelqu’un. (…) Il y a ceux qui pique-niquent au cimetière et ceux qui le contournent parce qu’ils ont une tombe creusée dans la tête. (…) Il y a ceux qui trouvent que la mort c’est la vie. (pp.131-132)

 

Pour Pennac, la mort n’est donc pas un simple ingrédient narratif policier mais un véritable drame existentiel qui mérite d’être l’objet d’une enquête philosophique. D’ailleurs, dans l’une de ses interviews, l’auteur français a dénoncé la manière dont certaines institutions voilent et « confisquent » le spectacle de la mort[5]. Ce spectacle, c’est le Film Unique de Liesl et du vieux Job (dans Monsieur Malaussène) qui mettra en lumière ; dans ce film, on assiste en effet non seulement à la naissance puis à l’agonie de Matthias mais encore à la décomposition de son corps : « ce qui se greffa alors sur l’écran, dit le narrateur, installa entre les trois hommes un silence si profond que le souvenir même du langage pouvait s’y perdre. Le corps de Matthias Fraenkhel se décomposait sous leurs yeux. Ils assistaient à cet effondrement de la chair qu’aucune voix ne commentait, puis l’écran retrouva son tremblement originel. » (p.582).

Nous pouvons ainsi affirmer que la représentation de la mort dans la fiction pennacienne n’est pas tout à fait policière. Dans La Fée Carabine, on assiste même à une métaphorisation de la mort : décrivant le spectacle de l’assassinat de Vanini, le narrateur dit : « Toutes les idées du blondinet s’éparpillèrent. Cela fit une jolie fleur dans le ciel d’hiver. Avant que le premier pétale en fût retombé, la vieille avait remisé son arme dans son cabas et reprenait sa route. » (p.16, c’est nous qui soulignons). Sous la plume de Pennac, la mort devient donc un spectacle fascinant, un tableau de peinture dont seul un connaisseur est à même d’apprécier la beauté. Parlant de ce blondinet massacré, le narrateur précise que sa « tête (…) figurait vraiment une fleur éclatée : rouge au cœur, pétales jaunes, et un certain désordre vermillon encore, à la périphérie » (p.25. C’est nous qui soulignons).

Dans La petite marchande de prose, c’est l’état psychologique d’une victime torturée qui est mise en lumière. L’assassinat ou plutôt la torture de Saint-Hiver, avoue Malaussène, était :

 

…un supplice dans toutes les règles de l’horreur, le supplice des supplices (…) Sa dernière pensée aura été pour que ça cesse, pour qu’on l’achève (…) [il] était tout seul le temps que ça a duré, tellement abandonné, si désolé, comme on disait jadis quand on voulait parlait d’une solitude de pierre…parce que c’est ça, la torture, ça ne consiste pas seulement à faire mal, ça consiste à désoler quelqu’un jusqu’à ce qu’il soit très loin de l’espèce humaine (…) et peut-être qu’il a eu mal, Saint-Hiver au point de penser que la mort elle-même ne l’en soulagerai pas. (p. 81).

 

On voit donc que Pennac humanise son univers romanesque en mettant l’accent sur les sentiments de peur, d’angoisse, de désespoir, de solitude ou de joie que ressentent les personnages à certains moments du récit. L’espace textuel devient ainsi le lieu d’une réflexion philosophique sur la vie et la mort, sur l’existence et l’inexistence, sur l’être et le néant. Réfléchissant pendant son coma prolongé sur sa propre condition, Malaussène découvre que beaucoup de gens, surtout les jeunes, périssent à la troisième personne. Autrement dit, ils meurent (pendant les guerres par exemple) dans l’ignorance de leurs propres identités. Ils meurent non pas pour des causes nobles et justes mais pour des slogans ou des idées souvent absurdes. Face à la mort, Malaussène a regretté d’avoir renoncé à sa véritable identité au profit d’une autre (celle de J.L.B). Quand on meurt, nous apprend ainsi Daniel Pennac, il faut être soi-même :

 

 …à bien y réfléchir, c’est toujours à la première personne du singulier qu’on meurt pour de bon. Et c’est assez inacceptable, il faut bien le reconnaître. Les jeunes gens qui partent sans peur en croisades guerrières n’envoient que leur troisième personne sur les champs de bataille. A Berlin ! Nach Paris ! Allah Akbar ! C’est leur enthousiasme qu’ils envoient mourir à leur place. (…) Ils meurent dans l’ignorance d’eux-mêmes, leur première personne confisquée par des idées tordues à face de Chabotte. (Op. cit.,p.303)

 

Il convient de signaler par ailleurs que la mort est définie dans l’univers fictionnel de Pennac suivant plusieurs points de vue. D’un point de vue purement scientifique, la mort peut se définir comme l’absence de tout réflexe encéphalographique. C’est d’ailleurs en sa basant sur cette définition que le docteur Berthold voulait, au milieu de La petite marchande de prose, débrancher le respirateur et annoncer la mort « clinique » de Malaussène : « - Ce type est mort, cliniquement mort ! hurlait Berthold » (p.232). Les arguments qu’il invoque sont tous d’ordre scientifique : « - Enfin, quoi, merde, Marty : lésions irréversibles du système nerveux central, respiration entièrement artificielle, abolition de tout réflexe, disparition de tout signal électro-encéphalographique, qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? » (Ibid)

Scientifiquement parlant, la mort est donc un fait biologique ; elle résulte d’un processus d’arrêt de toutes les fonctions vitales ; la mort clinique implique que le cœur ne bat plus et que l’oxygénation du cerveau ne se fait plus. Le mort n’a plus de ce fait une conscience de son être, car la mort du corps est aussi une mort de l’esprit et de la pensée.

Toutefois, l’expérience de la mort vécue par Malaussène prouvera le contraire. En effet, bien qu’il soit « cliniquement » mort, ce héros dispose encore de toutes ses facultés mentales. Il est capable non seulement de penser mais aussi d’entendre et de comprendre ce que disent les autres. Parlant de la peur qui s’empare de lui, chaque fois qu’il pense à Berthold, le narrateur dit : « Alors revenait la peur de Berthold le débrancheur. Et avec elle, la preuve qu’il était bien vivant, puisque cloué ici par cette peur de mourir. » (p.265). En nous référant donc à l’expérience malaussénienne de la mort, nous pouvons dire que la mort n’est pas un processus biologique mais une aventure existentielle vécue par une subjectivité consciente.

Outre la conception biologique ou scientifique de la mort, Malaussène critiquera, au début du 39ème chapitre du roman précité, la conception qu’ont la plupart des gens du coma dépassé :

 

Curieux, tout de même, la réputation du coma dépassé…même chez les esprits les plus ouverts…le confort, quoi, le confort moral au moins…le bon côté de la conscience…côté rêve…détachement…pied volant au noir velours de l’oubli…ce genre d’images…sous prétexte que la cervelle s’est tue…préjugés…cérébrocentrisme…comme si les soixante mille milliards de cellules restantes comptaient pour du beurre… soixante mille milliards de petites usines moléculaires, oui…constituées en un seul corps. (p.321)

 

Pour Malaussène, chaque cellule constitue un monde à part, un univers autonome, une « première personne » (ibid, p.305) en quelque sorte, « un morceau de poésie » (ibid). Tant qu’il y a de cellules vivantes dans le corps du comateux, celui-ci ne peut être donc considéré comme mort. Devant la question « qu’est-ce que la mort ? » les réponses peuvent ainsi varier selon le point de vue que nous adoptons. Il ne faut pas oublier dans ce contexte qu’une troisième définition de la mort existe dans La petite marchande de prose : « La mort est  un processus rectiligne » (p.15). Il s’agit en fait d’une phrase extraite d’un roman de J.L.B (L’enfant qui savait compter) que Loussa tente de traduire en chinois : « Je me suis vraiment fait chier, dit-elle à Malaussène, pour traduire cette première phrase. C’est que Chabotte a commencé par la description de la mort du père, la gorge trouée par un carreau d’arbalète moïe (…) Et pour rendre à la fois l’idée de destin et la tension du tir, Chabotte a écrit : “ La mort est  un processus rectiligne” » (p.299).

Et Loussa de préciser que cette phrase résume parfaitement le drame de la mort. La mort est un « processus », car la vie représente dans une certaine mesure un lent voyage dont la dernière station est la mort. Rectiligne, car elle, c’est-à-dire la mort, représente aussi une fin rapide et inexorable de toute une existence :

 

C’est vraiment une phrase toute droite, non ? Sauf qu’il y a de la lenteur dans le mot processus, une lenteur fatale, le destin quoi, le fait qu’on va tous y passer, même ceux qui courent le plus vite, mais cette lenteur est corrigée par l’adjectif rectiligne qui donne sa rapidité à la phrase : lenteur rapide…(…) Je me demande si j’ai bien fait de traduire littéralement ….Qu’est-ce que tu en penses ? (p. 299)  

 

Dans ce passage, La dernière phrase peut être considérée comme l’un des procédés discursifs par lesquels l’auteur sollicite la coopération textuelle du lecteur. En effet, le « tu » qui réfère à Malaussène désignerait aussi le lecteur virtuel, lequel est implicitement interpellé pour réfléchir sur cette question de la mort.

 

 

II- Le cadavre trahi :

 

Le thème de la mort est abordé également dans son rapport avec celui de la criminalité. Dans Monsieur Malaussène, le commissaire Coudrier explique que le point commun entre tous les « vrais » criminels est leur souci de paraître unique : « Extraordinaire, à quel point les vrais tueurs se ressemblent dans le désir de paraître uniques, rêvait le divisionnaire Coudrier. – C’est pour ça qu’on s’emmerde tant en prison. concluait Thian. » (p.445)

D’une façon générale, la mort ne devient crime que lorsque son agent est un être humain. Elle devient dans ce cas une sorte de trahison, trahison non seulement envers autrui (la victime) mais envers l’humanité tout entière : « c’est la trahison de l’espèce, dit le narrateur de La petite marchande de prose. Il ne doit rien y avoir de plus épouvantable que la solitude de la victime à ce moment là…Ce n’est pas tellement qu’on meurt (…) mais c’est d’être tué par ce qui est aussi mortel que nous…Comme un poisson qui se noierait » (p.184).

Ce qui suscite l’indignation dans l’acte criminel est donc son caractère purement humain. La négation d’autrui apparaît comme une sorte de négation de l’espèce humaine. C’est aussi une négation de la part humaine dans l’homme. Nous comprenons ainsi pourquoi les six criminels dans Au bonheur des ogres sont qualifiés d’« ogres ». Ils sont des monstres parce que non seulement ils ont commis plusieurs meurtres au sein du Magasin mais aussi et surtout parce que les victimes qu’ils visent sont des enfants orphelins : « Je sais maintenant, dit Malaussène,qu’une bande d’ordures satanicoïdes s’est jadis offert – s’offre peut-être encore ! - des saloperies de messes noires avec sacrifice humain et tout le cortège de tortures que ça suppose sur la personne d’enfants. » (p.206), (c’est Pennac qui souligne)

Dans cette phrase, l’emploi de termes dépréciatifs (« ordures », « satanicoïdes » et « saloperies »)  et   le  soulignement  du   mot   « enfants »   révèlent  clairement   l’indignation   du

narrateur, lequel a failli lui-même tomber dans le chaudron de ces sataniques anthropophages.

En parlant des six ogres et de leurs crimes inhumains, on doit parler aussi de leur suicide qui constitue à son tour l’une des formes de la mort. En se suicidant, ces sectaires croient qu’ils respectent des commandements astraux : « Les astres, explique le commissaire Coudrier à Malaussène, parlaient à ces messieurs. Ils croyaient dur comme fer que le jour de leur mort y était inscrit. En se tuant eux-mêmes le jour dit, ils ont respecté le verdict des étoiles tout en respectant leur liberté individuelle » (Ibid, p.282). La mort peut constituer donc un choix. 

Le suicide peut constituer aussi une forme de contestation. Dans Monsieur Malaussène, Cissou la Neige a choisi de se suicider parce que « les criminels de paix » (p.174) ont décidé de détruire son café. La description minutieuse du spectacle de suicide (la pendaison) est la preuve que la mort représente, dans la fiction pennacienne, un drame et non pas une trame ou un « starter » narratif :

 

La corde ne l’avait jamais quitté depuis le massacre de la place des Fêtes. Au moment même où on les tresse, certaines cordes savent à quoi on les destine.

Il remonta sur le fauteuil.

Il noua la corde à la place du lustre. Il éprouva la solitude du piton. (…) Il exécuta le nœud (…) Il plaça sa tête dans le nœud qu’il resserra autour de son cou, avec une lente application, comme une cravate de dimanche.

Il regarda intensément l’image de lui-même que lui renvoyait l’armoire à la glace. (…)

Il fit basculer le fauteuil.

Le piton ne céda pas.

La corde se tendit. (pp.181-182)

 

Chez Pennac donc, la victime conserve toujours ses traits humains. En fait, dans la série des Malaussène, les objets eux-mêmes sont humanisés. Dans le passage précité, le narrateur parle clairement d’un « massacre de la place des Fêtes ». D’autres phrases comme « On lui paiera cher l’assassinat du dernier café de la place » (p.175), « Belleville et Ménilmontant se mouraient » (ibid, p.176), « Il lui confiait les photos de Belleville la morte. » (ibid, p.177), « les livres s’envolaient et tombaient morts » (La petite marchande de prose, p.17) révèlent judicieusement que pour Pennac la mort ne concerne pas seulement les humains mais aussi les objets.

Le thème de la mort est intimement lié aussi à celui de la vengeance. En réalité, c’est surtout dans La petite marchande de prose que ce thème revient avec force. En effet, le mobile de tous les crimes perpétrés par Krämer est la vengeance. Le nom même de la maison d’édition dirigée par la reine Zabo (Le Talion) montre bien, comme nous l’avons déjà signalé, que la vengeance est l’un des thèmes nodaux du récit.

Considérée comme un crime, la vengeance est définie dans La petite marchande de prose comme étant « le territoire infini des à-côtés » (p.261). Cela veut dire que lorsqu’on se venge de quelqu’un on a souvent envie par la suite de se venger de tout le monde. On se trouve ainsi pris dans un cercle vicieux : « Le traité de Versailles, dit le narrateur, a fabriqué des Allemands brimés qui ont fabriqué des Juifs errants qui fabriquent des veuves errantes enceintes des vengeurs de demain »  (ibid, p.261).

Dans cette phrase, Pennac résume en réalité tout un siècle sanglant de l’histoire humaine. Il nous révèle que la culture de la vengeance n’engendre que la haine et ne sème que la mort. Dans un autre passage, le narrateur explique qu’ :

 

…il n’y a pas de degré en terre de vengeance (…) Pays sans climat (…) pas la moindre variation atmosphérique ! Planète sans humeur, macroclimat des certitudes ! Rien qui vienne troubler la chaîne des réactions en chaîne : le responsable abattu désigne le responsable d’à côté avant de s’écrouler, le coupable passe la balle au coupable et dame Vengeance fait son ménage, aveugle, comme toutes les moissonneuses. (Ibid, p.263)

 

On voit donc que la mort travaille en profondeur les textes pennaciens. Elle est en effet partout ; derrière les signes, entre les lignes, derrière les gestes des personnages et dans leurs discours. Comme dans l’œuvre de Ballard, la mort « tient parole »[6] dans les romans de Daniel Pennac. Le lecteur se trouve ainsi obligé de se poser des questions existentielles telles que : « qu’est-ce que la mort ? », « qu’est-ce que la vengeance ? », « quelle est la signification humaine du crime ? », « peut-on vaincre la mort ? », etc. La lecture devient dans cette optique un exercice enrichissant dans tous les sens du terme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

I- Romans de Daniel Pennac (la série des Malaussène) :   

 

- Au bonheur des ogres, « Folio », Gallimard, 1985.

- La Fée Carabine, « Folio », Gallimard, 1987.

- La petite marchande de prose, « Folio », Gallimard, 1989.

- Monsieur Malaussène, « NRF », Gallimard, 1995.

 

II- Ouvrages critiques sur le roman policier :  

 

- Dubois, Jacques, Le roman policier ou la modernité, Nathan, 1992. 

- Eisenzweig, Uri, Le Récit impossible, Christian Bourgeois Editeur, 1986. 

- Mandel, Ernest, Meurtres Exquis : une histoire du roman policier, Montreuil, la Brèche, 1986.

 

III- Interviews :

- Les grands entretiens de Lire, Editions Lire, 2000.

IV- Actes de colloque :

- Menahem, Ruth, « La mort tient parole » in La mort dans le texte, Actes de colloque, Presses universitaires de Lyon, 1988.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Meurtres Exquis : une histoire du roman policier, Montreuil, la Brèche, 1986, p. 60.

[2] Le Récit impossible, Christian Bourgeois Editeur, p. 147.

[3] Le roman policier ou la modernité, Nathan, 1992, p. 99.

[4] Toutes les citations extraites de ces quatre romans renvoient à ces mêmes éditions.

[5] In Les grands entretiens de Lire, Editions Lire, 2000, p. 1144 : « On est absolument fasciné par le spectacle de la mort tel qu’il nous est restitué par la télévision alors que dans nos sociétés elle nous est confisquée par les institutions comme les hôpitaux.»

[6] Ruth Menahem, « La mort tient parole » in La mort dans le texte, Actes de colloque, Presses universitaires de Lyon, 1988, p.29.

 

 

Moez Lahmédi

Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse (Tunisie).

moez_lahmedi@yahoo.com

Partager cet article
Repost0
2 mars 2013 6 02 /03 /mars /2013 09:53

Cet article s’inscrit en réalité dans le prolongement d’une étude que nous avons publiée en 2006 dans la revue électronique Europolar (n°6 Août-Septembre-Octobre 2006) et qui porte essentiellement sur l’intertextualité policière (« L'intertextualité policière : spécificités et enjeux »). Il s’agit pour nous de poursuivre, sous un angle exclusivement narratologique, notre réflexion sur la dynamique transtextuelle dans les principaux romans de la série des Malaussène de Daniel Pennac (.Au bonheur des ogres, désormais AO (« Folio », Gallimard, 1985), La Fée Carabine, désormais FC (« Folio », Gallimard, 1985), La petite marchande de prose, désormais PMP (« Folio », Gallimard, 1989) et Monsieur Malaussène, désormais MM (« NRF », Gallimard, 1995). Notre intérêt portera principalement sur l’autotextualité et l’hypertextualité pennaciennes. La tâche n’est certes pas facile en ce sens que l’étude des manifestations et des fonctions des divers procédés narratologiques dans la saga malaussénienne n’est pas sans poser plusieurs problèmes conceptuels. En effet, les frontières entre l’intertextualité, l’autotextualité, l’hypertextualité et la métatextualité sont tellement poreuses et perméables que la dynamique narrative de la machinerie textuelle semble parfois insaisissable :

 

« Il ne faut pas, remarque Genette, considérer les cinq types de transtextualité comme des classes étanches, sans communication ni recoupements réciproques. Leurs relations sont au contraire nombreuses et souvent décisives »[1].

 

Nous verrons dans ce contexte que la connexion intertextuelle ou hypertextuelle peut déboucher (en fait, elle débouche souvent) sur une mise en abîme non seulement du texte lu mais de la littérature en générale. L’intertextualité et l’hypertextualité elles-mêmes peuvent parfois se confondre et avoir une même valeur textuelle. Les indications paratextuelles peuvent avoir à leur tour une valeur intertextuelle. L’étude de ces différentes formes de transtextualité confirmera à chaque fois que la lecture de la série des Malaussène ne peut être que palimpsestueuse.

 

I- L’Autotextualité dans le texte pennacien :

 

L’autoréférentialité des textes pennaciens se manifeste clairement à travers les renvois que fait l’auteur à ses propres textes. Ce type de connexion narrative, J. Ricardou l’appelle « l’ intertextualité restreinte »[2]. En réalité, le rendement narratif de l’autotextualité n’est pas moins important que celui de l’intertextualité, car ses fonctions romanesques touchent à la fois la narration et la réception du texte littéraire ; la première fonction de l’autotextualité pennacienne est de familiariser le fidèle lecteur avec le l’univers romanesque. Chaque texte de la série des Malaussène devient en quelque sorte un chapitre d’un gros roman. Pennac affirme d’ailleurs qu’en écrivant une série, il « a l’impression d’écrire un gros roman »[3]. La sérialisation s’opère en fait à travers la circulation de savoirs et de détails narratifs d’un texte à un autre. Les personnages sériels (Benjamin, Julie, Jérémy, Thérèse, Clara, la Reine Zabo, etc) sont en ce sens des personnages « à suite », c’est-à-dire des actants qui n’ont pas seulement un passé, mais aussi un présent et un avenir. Les comparses, eux, disparaissent au fur et à mesure que le cycle approche de sa clôture :

 

« - Est-ce que ce pauvre Thian a eu une suite (…) tu peux me le dire ? Et Stojil, on lui a réservé une belle suite, là-haut, à Stojil ? » (MM, pp. 24-25), demande Cissou la Neige à Benjamin.

 

En réalité, plus qu’une familiarité, l’éternel retour des mêmes personnages, des mêmes rôles et des mêmes topoï crée progressivement chez le lecteur un état de manque semblable à celui qu’entraînent les stupéfiants. Comme les frères de Malaussène, les lecteurs réclament toujours une suite, une dose de fiction qui apaise leur soif herméneutique et qui endort en eux le démon de la curiosité. Ecouter des histoires devient, comme l’affirme le narrateur de la PMP, « une dope dont les pires vacheries de la vie ne peuvent nous guérir » (p. 111). Cet état de dépendance (d’ailleurs métatextualisé à travers l’invocation de l’exemple de Jérémy : « l’idée que la mort de Saint-Hiver puisse le priver de sa tranche de mythe un soir de plus [l’] a flanqué (...) dans un état de manque proche de la syncope. » (Ibid, c’est nous qui soulignons)) explique aussi pourquoi les lecteurs n’admettent pas facilement l’idée que le personnage principal puisse mourir ou se suicider. Tuer le héros n’est-ce pas dans une certaine mesure les sevrer et les acculer à chercher dans d’autres textes un narcotique textuel semblable ? Nous devons rappeler à ce propos que Doyle s’était trouvé obligé, sous la pression des lecteurs, de ressusciter Sherlock Holmes (Le Retour de Sherlock Holmes) en le faisant ressurgir du lieu même (la cascade de Reichenbach) où il l’avait fait précipiter auparavant. Agatha Christie, elle aussi, avait reçu plusieurs lettres de contestation après l’apparition de son roman Hercule Poirot quitte la scène, dans lequel le célèbre détective meurt et quitte définitivement l’arène romanesque. Le héros de Souvestre et Allain (Fantômas) réapparaît à son tour peu après la publication de La fin de Fantômas en 1913. Pour certains critiques (Claude Murcia, Uri Eisenzweing[4]), l’association de l’activité lectorale à un narcotique s’explique par l’absence d’une tension narrative au niveau de la clôture du récit. C’est donc la sensation de manque qui pousse le lecteur à consommer les narcotiques narratifs :

 

" Comme l’explique J. Dubois, le dévoilement implique la banalisation du sens, qui n’est précieux que tant qu’il est secret. De là le désir de lecture d’un autre roman policier, qui permettra le renouvellement d’une tension équivalente, à son tour libérée par la nécessaire et appauvrissante clôture du dénouement. Une clôture qui engendrera à nouveau le manque, dans un enchaînement sans fin de lectures successives mettant en évidence ce mécanisme de compulsion répétitive, spécifique de la relation du lecteur au récit policier, qui explique la nature sérielle tant de la production que de la lecture de ce genre de roman.[5]

 

 

Pennac qui est aussi un grand lecteur est conscient de cette vérité. En effet, l’antihéros qu’il nous présente est un homme immortel, un « Lazare » (PMP, p. 391) comparable à juste titre aux héros inusables dont parle Eco[6] : « On vous envoie, lui dit l’inspecteur Coudrier dans MM, une balle dans la tête...On vous vide de tous vos organes...On vous tue deux ou trois fois... et cela ne vous fait ni froid ni chaud. » (p. 88) La deuxième fonction de l’intertextualité restreinte est de sérialiser les romans, c’est- à-dire en faire un cycle : l’indication infra-paginale « Voir Au bonheur des ogres » (PMP, p. 62 / FC, p. 113) joue le rôle d’un embrayeur narratif ou d’un index sériel qui met en relief la parenté générique et thématique du roman lu avec d’autres textes du même auteur. Au temps linéaire se substitue désormais un temps cyclique et circulaire qui n’est pas sans rappeler l’illud tempus des commencements propre aux récits mythiques. Cette temporalité narrative révèle en fait l’un des aspects oxymoriques de la diégèse policière : roman de la mort par excellence, le polar est en même temps le roman où la mort s’annule et perd sa valeur finitionnelle. La sérialisation offre ainsi au lecteur l’occasion de s’identifier à un héros - négatif fût-il - immortel et de jouir ainsi de ces rares instants d’éternité. Nous pouvons d’ailleurs classer cette stratégie narrative parmi les « artifices de la consolation »[7] mentionnés par Eco dans De Superman au surhomme. Pour Eisenzweig, le recours à la structure cyclique s’explique par le fait que le programme narratif policier est par définition « impossible » ; l’inadéquation éternelle entre le récit de l’enquête et l’histoire du crime accule l’auteur à recommencer différemment son récit pour tenter de narrer ce qui est par définition inénarrable. La sérialisation ne vise dans cette perspective qu’à gommer la déception et l’impossibilité inhérentes à la narration policière. L’autotextualité a également une fonction « poétique » ; dans les séquences où l’auteur invoque ses propres textes, la lecture est focalisée principalement sur l’aspect littéraire (la littérarité) de l’écriture. La dimension référentielle ou indexicale des lexèmes se trouve d’elle-même écartée et reléguée au second plan. Les mots qui constituent le miroir tourné vers le monde se retournent ainsi sur eux-mêmes pour ne parler que du processus d’élaboration et de fonctionnement du langage romanesque. Grâce à la connexion autotextuelle, le texte affiche donc sa nature purement langagière et oriente l’encyclopédie du lecteur vers la fonction poétique de l’acte scriptural[8]. Dans la série des Malaussène, l’intertextualité restreinte nous renseigne sur l’évolution générique et thématique de l’univers romanesque de Pennac. En effet, dans la PMP, c’est Thian qui raconte aux enfants (les frères de Malaussène) des épisodes de la FC. Dans MM, c’est l’un de ces enfants (Jérémy) qui conçoit la mise en scène de AO. Dans MMT, c’est Malaussène lui-même qui sera le héros d’un « one-man-show » entièrement inspiré de tous les romans de la série noire. Il y a donc un passage progressif du romanesque vers le théâtral. On voit ainsi que l’autotextualité (qui est une forme de réécriture) fonctionne dans l’univers fictionnel de Pennac à la fois comme charnière qui marque et intensifie le lien entre les romans constitutifs de la saga (n’offrant pas sa forme définitive, chaque texte devient ainsi « la suite » du texte qui le précède, ce qui crée une certaine continuité dans la totalité de l’œuvre) et matrice génératrice de nouveaux récits. L’autotextualité, en nous montrant Daniel Pennac en train de travailler et de retravailler ses textes, favorise aussi ce que V. Jouve appelle « une lecture objectivante » (ou intensive), c’est-à-dire une lecture axée essentiellement sur la poéticité du texte. Ainsi, derrière le langage, le lecteur ne découvre que du langage[9]. C’est sur cette même constatation que débouchera notre enquête sur l’hypertextualité dans les œuvres de Pennac.

 

 

II- Hypertextualité et littérarisation des clichés :

 

La deuxième pratique transtextuelle fortement présente dans les textes de Pennac est l’hypertextualité, autre forme de réécriture limitrophe de l’intertextualité que Gérard Genette définit comme étant la « relation unissant un texte B ([…] hypertexte) à un texte antérieur A ([…] hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire »[10]. Genette précise aussi que la greffe textuelle peut s’opérer suivant des pratiques hypertextuelles soient transformatives telles que la parodie et le travestissement, soient imitatives telles que le pastiche, la charge et la forgerie. A ces diverses pratiques correspondent plusieurs régimes, lesquels désignent en réalité la fonctionnalité de chaque stratégie narrative. Ainsi, une greffe hypertextuelle peut avoir un régime ludique, satirique, sérieux, ironique, humoristique ou polémique. Notons par ailleurs que, contrairement à l’intertextualité qui est l’invocation souvent discrète et ponctuelle d’un autre texte, l’hypertextualité est carrément « la réénonciation d’un [autre] texte »[11], et c’est là, selon Pascale Hellégouarc’h, « son essence »[12] même. Le processus hypertextuel est donc une forme de duplication ou de clonage textuel. Il faut ajouter à cette définition que l’hypertexte tend généralement à exhiber sa nature transtextuelle, c’est-à-dire à montrer qu’il n’existe qu’en tant que réécriture d’un autre support textuel. Le lecteur n’aura donc aucune difficulté à identifier le cordon ombilical qui relie la version hypertextuelle à la plateforme romanesque matricielle : « Un hypertexte, dit Genette, peut à la fois se lire pour lui-même et dans sa relation à son hypotexte »[13] et fort probable « qu’il gagne toujours à la perception de son être hypertextuel »[14]. Ainsi, le premier titre de la série pennacienne par exemple (AO) renvoie, par sa structure parodique, au titre du célèbre roman de Zola Au Bonheur des Dames (désormais AD). D’ailleurs, la relation palimpsestuelle entre les deux textes est clairement énoncée dans une séquence métatextuelle de MM. Commentant le roman écrit par Jérémy, la reine Zabo remarque : « - En quinze jours, ce n’est pas si mal (...). Il veut appeler ça Les Ogres Noël...Je pencherais plutôt pour démarquer Zola : Au bonheur des ogres, par exemple,... » (p. 147) La lecture hypertextuelle est de ce fait une lecture comparative. Le lecteur ne peut en effet dégager la « fonction dominante »[15] (autrement dit le régime) de l’écriture hypertextuelle que lorsqu’il procède à un collationnement du palimpseste avec le texte cloné. Franck Wagner considère d’ailleurs que cette confrontation est la seule et meilleure démarche qui puisse renseigner le lecteur ou le critique sur le degré de fidélité ou d’infidélité de l’hypertexte à son hypotexte. C’est également une démarche qui nous permet d’éviter les jugements et les évaluations subjectifs et intuitifs : Lisant quelque hypertexte, pour peu bien sûr que nous percevions sa dimension hypertextuelle, nous sommes ainsi conduits à évaluer sa tonalité non pas seulement sur la base de telle intuition purement impressionniste [(Wagner parle ici des différents régimes inventoriés par Genette)], mais en fonction de la plus ou moins grande distance qui le sépare de son hypotexte. Et à son tour cette distance plus ou moins importante (c’est-à-dire cet écart d’amplitude variable) sera définie par l’intersection de paramètres stylistiques, structurels, mais aussi thématiques et axiologiques[16]. Toute la singularité et tout le plaisir de la lecture hypertextuelle résident donc dans cet écart, dans ce petit jeu entre le texte géniteur et le texte généré. En confrontant un hypertexte à son hypotexte, on savoure d’une part le retour du Même sous la plume d’un Autre[17], mais d’autre part, on jouit du jeu (souvent parodique) à travers lequel l’auteur « littérarise » son texte, c’est-à-dire lui rajoute une certaine valeur littéraire. La lecture hypertextuelle se situe de ce fait à la croisée de l’acte scriptural et du processus lectoral. La collation de l’hypertexte pennacien avec l’hypotexte zolien fait ressortir plusieurs points de convergence : le cadre spatial par exemple (un grand magasin à Paris) dans lequel se déroulent les événements, l’animalisation des personnages, la récurrence de certains thèmes tels que le commerce, la consommation, l’amour, la haine, etc ; la connexion hypertextuelle, comme la connexion intertextuelle, repose donc sur le ressassement et le réemploi du déjà-dit. « Faire du neuf avec du vieux »[18] : tel est somme toute le principe de la dynamique hypertextuelle. Mais le réinvestissement des ingrédients hypotextuels dans le palimpseste s’accompagne, comme nous l’avons déjà remarqué, d’un rajout de valeur, c’est-à-dire d’un enrichissement sur le plan structurel ou thématique[19]. En effet, la narration dans AO n’est pas centrée uniquement sur le Magasin (la narration zolienne, elle, est entièrement focalisée sur le magasin de Mouret) mais principalement sur l’énigme. En outre, la description de la jungle parisienne dans le roman de Pennac, est, contrairement à celle qu’on trouve dans AD, porteuse d’une emprunte policière évidente : Benjamin Malaussène est le « suspect Number One » (p. 231) parce qu’il joue dans le Magasin le rôle de « bouc émissaire » (p. 80), Léonard, l’un des adeptes de « La Chapelle des 111 », est un « méchant loup » (p. 127) parce qu’il est l’un des criminels impliqués dans l’affaire des explosions dans le Magasin. Cette stratégie scripturale qui consiste à attribuer aux personnages des qualités animalières remonte en réalité au roman de la prairie (dont J.F. Cooper est l’emblème), lequel l’a hérité des anciens récits mythiques : « Le détective, note J. C. Vareille, est un Héraklès ou un Saint-Georges terrassant le Dragon »[20]. Par ailleurs, la lecture hypertextuelle du texte pennacien nous révèle l’un des excès du roman du XIXème siècle à savoir la longueur : le lecteur moderne qui ne tolère plus la prolixité et la faconde caractéristiques des romans fleuves classiques ne s’intéressent, en lisant les romans modernes, en l’occurrence les polars, qu’à la fabula, c’est-à-dire à l’ossature événementielle dégarnie de tous les oripeaux romanesques (les monologues, les descriptions détaillées et trop longues, autrement dit les « pauses », les analyses psychologiques prolixes, etc.)[21]. La différence entre le roman de Pennac et celui de son prédécesseur concerne donc le rythme de la narration. Pour le lecteur-consommateur qu’est le sujet moderne, le tempo narratif doit être rapide, très rapide même. Un roman, ça ne se lit pas, ça se dévore. Dans AO, même les passages descriptifs (la description des clients ou du personnel du Magasin) sont porteurs d’un certain degré de dynamisme : la parodie qui est une « transformation textuelle à fonction ludique »[22] convertit en effet l’écriture et la lecture en jeux et qui dit jeu dit activité, action, effort mental, etc. De plus, et à l’opposé du lecteur (classique) des classiques, le lecteur de polars doit toujours exercer une sorte de gymnastique intellectuelle afin de résoudre l’énigme textuelle. La lecture de AO, contrairement à celle de AD, est en ce sens coopérative, parce qu’elle incite le lecteur à raisonner, à activer ses « cellules grises » pour tenter de déchiffrer l’énigme textuelle : La lecture constitue le mouvement même du roman-machine. Le lecteur est la pièce maîtresse de l’appareil, mais cela n’est vrai que du roman-policier. [...] Le roman policier, au contraire [du roman classique], se sert du lecteur, lui emprunte quelque chose pour se développer [...] Elle [c’est-à-dire la lecture] passe littéralement par lui et c’est lui qui lui fournit l’énergie motrice.[23] Une autre différence entre le roman de Pennac et celui de Zola se rattache à la nature même de la narration dans les deux textes. Dans AO, le discours narratif constitue une phrase herméneutique dont le contenu rhématique est centré sur la découverte d’une vérité. Dans AD, l’enjeu de la narration est d’ordre dramatique et non pas herméneutique, car il se rattache principalement à l’évolution de l’univers psychologique des différents personnages. La distinction qu’établit Roger Caillois entre le roman policier et le roman d’aventures corrobore notre analyse. Le polar, nous dit le critique et le romancier français, propose au lecteur une « narration qui suit l’ordre de la découverte » alors que le roman d’aventures (et tous les romans « littéraires »), lui, propose une « narration qui suit l’ordre des événements »[24]. On voit donc que l’hypertextualité, en instaurant une relation dialectique entre le texte écrit et le texte réécrit, favorise une lecture non seulement dynamique mais aussi et surtout ludique, car, ainsi que le dit Genette, « le plaisir de l’hypertexte est aussi un jeu. La porosité des cloisons entre les régimes tient surtout à la force de contagion, dans cet aspect de la production littéraire, du régime ludique »[25]. Il faut noter toutefois qu’en entamant la lecture d’un texte policier, la première chose que le lecteur ou le critique découvre, ce n’est ni code générique ni un duplicata hypertextuel mais tout simplement un langage, c’est-à-dire un ensemble de signes linguistiques ordonnés suivant une certaine logique verbale et une certaine stratégie scripturale. L’écriture peut se définir dans cette perspective comme étant l’art d’inventer des images. Mais, dans tout acte inventif, il y a toujours, comme nous l’avons déjà signalé, une part de ressassement et de réinvestissement d’un déjà-dit. En d’autres termes, en écrivant, ce n’est pas seulement l’auteur qui parle. Il y a aussi « un langage [qui] parle en lui »[26]. Dans l’univers fictionnel de Pennac, ce langage (qui constitue en fait le premier hypotexte que l’auteur va investir dans ses textes) désigne l’ensemble des topoï et des clichés que l’auteur emprunte à ses anciennes lectures policières. Tout auteur, comme d’ailleurs tout lecteur, n’est en ce sens que la somme de ses lectures : « La subjectivité, avoue Barthes, est une image pleine (…) mais dont la plénitude, truquée, n’est que le sillage de tous les codes qui me font, en sorte que ma subjectivité a finalement la généralité même des stéréotypes. »[27] Le motif de l’œil relève des clichés policiers que Pennac a réactivés et investis dans ses textes. Dans la tradition policière, c’est le détective, le Grand Détective, qui se distingue par son regard perçant et pénétrant. Au milieu des ténèbres et de l’obscurité et au moment où tous les autres personnages s’aveuglent, ses yeux étincellent : « Heureusement, déclare le narrateur de La Clairvoyance du Père Brown,[même] dans les moments les plus agités, son regard ([le détective Valentin]) n’en restai pas moins vif et pénétrant »[28]. Le chasseur des criminels, à la différence de tout le monde, a donc le flair d’un chien et les yeux d’un chat (Poirot avait d’ailleurs des yeux verts). C’est lui aussi qui, à la fin du récit, ouvre les yeux des autres actants sur la véritable identité du criminel. C’est en ce sens que le roman policier peut être considéré comme le roman du regard par excellence. Pour Uri Eisenzweig, la façon dont le thème de la vue est textualisé dans le récit policier est paradoxale. En effet, le héros policier « remarque [souvent] tout, mais semble ne rien voir »[29], il est l’eye de l’histoire mais dans les moments cruciaux de l’enquête intellectuelle, il ferme les yeux. Le récit policier est donc à la fois le roman du regard et du non regard[30]. En fait, pour comprendre ce paradoxe, il faut savoir que sur le plan thématique, le polar repose sur l’ancienne distinction aristotélicienne entre les yeux du corps et les yeux de l’esprit. Les gens normaux voient avec les yeux du corps tandis que le détective, symbole du Sage moderne, a le don de la seconde vue. Il est en effet « capable de percevoir dans l’univers qui l’entoure ce qui constitue un indice, c’est-à-dire un signe et [de] le distinguer de ce qui n’en constitue pas »[31]. Si le Grand Détective aime l’obscurité et préfère fermer les yeux quand il raisonne (« Les yeux sur ses mains impeccables, dit le narrateur au milieu de MM, le commissaire Legendre regarde peu » (p. 400)), c’est donc parce qu’il voit avec son esprit et non avec ses yeux. Poirot dira d’ailleurs dans Cartes sur table, qu’« avec les yeux de l’esprit, on voit beaucoup mieux qu’avec les yeux du corps »[32]. Dans les romans de Pennac, nous retrouvons cette distinction entre « regarder » avec les yeux et « voir » avec l’esprit. Toutefois, le personnage doué de la seconde vue n’est pas le détective mais le suspect. Pennac littérarise ainsi le cliché du regard en opérant un déplacement au niveau de la structure actantielle du récit. C’est Malaussène, le bouc malchanceux, qui « voit » et non pas le commissaire Coudrier ou les autres policiers : Je n’entends absolument rien mais je vois. (…) c’est le regard qui change. Ces quatre-là regardent les autres et les autres regardent devant eux, pathétiquement, comme si la promesse d’une aube sans explosif pouvait sortir de la tribune syndicale. Les flics, eux, cherchent un tueur. Ils ont le regard psy. (AO, pp. 84-85) Voir s’oppose donc à regarder. Nous remarquons d’ailleurs que l’auteur a souligné maintes fois (surtout dans AO) le premier verbe : « Je n’entends plus rien mais je vois tout. » (p. 138), « je l’y voit, elle. » (Ibid, p. 16), « Il voit, il voit et j’admire. » (Ibid, p. 89). Le renouvellement ou le ressassement du cliché ne passe donc pas nécessairement par un travail de réécriture sur le contenu sémique stéréotypé. L’écrivain peut littérariser le cliché juste en l’intégrant dans un nouveau contexte narratif. On voit ainsi que la réécriture des clichés est l’un des principaux enjeux de l’écriture policière. Comme le jeu intertextuel, les jeux stéréotypiques instaurent une complicité tacite entre l’écrivain et le lecteur. Ce dernier doit en effet coopérer pour que le rendement narratif (la « plus-value ») de ces jeux transparaisse. La structure policière est un autre ingrédient (invariant générique aussi) hypotextuel que Pennac a emprunté à ses lectures policières. Nous avons d’ailleurs montré que la structure actantielle des romans de la série pennacienne est adaptable au « carré herméneutique » dubosien. Le détective, le criminel, la victime et le suspect représentent en effet les figures policières (stéréotypiques) cardinales sans lesquelles le jeu textuel n’aura aucun sens. Nous verrons d’ailleurs que la plupart des variations et des jeux idiosyncrasiques dans les textes de Pennac tournent autour de ces quatre rôles-clichés. La focalisation sur l’univers objectal entourant les personnages est également un stéréotype narratif caractéristique du récit policier. Dès le premier chapitre de AO ou de la PMP, on ne perçoit que des objets (cadeaux, jouet, poussette, réfrigérateur, gazinière, aspirateur (AO), fauteuil, ordinateur, téléphone, livres, tasses vides, cafetière, plateau d’argent, cendrier, presse-papiers (PMP)). On a parfois l’impression que les objets ont plus d’importance que les personnages eux-mêmes : « Une foule épaisse de clients écrasés de cadeaux, remarque le narrateur dans AO, obstrue les allées » (p. 11, c’est nous qui soulignons). Cette importance qu’accapare l’univers objectal dans tout récit policier (ou à traces policières) s’explique par le fait que le polar est par définition un roman de l’objet, un roman où même un mégot peut devenir une preuve irréfutable contre le criminel. Rien donc ne se perd, tout s’interprète. Cette absence de tout hasard romanesque dans le texte policier a fait du polar le genre de la minutie par excellence, minutie que Dard a poussée à son extrême pour en tirer des effets comiques : Je dois signaler à mon lecteur bien-aimé, si compréhensif et propre des pieds, catholique de surcroît, et qui sait, peut-être même socialiste, tendance Xérés, que les deux pièces, dont il fut question y a pas si loin, ne sont séparées que par un rideau de grosses perles, comme on n’en voit pas plus, fût-ce au marché aux puces, ni même dans les coins les mieux admirablement reculés de la Lozère, du Cantal et de l’Ile-de-France.[33] Il est important de noter aussi que la thématique objectale dans les romans de Pennac est intimement liée à celle de la mort. Les objets dans les textes pennackiens, sont souvent marqués par le sceau de la mort et de la létalité : dès les premières pages, on ne voit que des objets cassés, déglingués ou jetés : les livres qui s’envolaient partout dans la PMP, le cendrier, que le narrateur qualifie d’« arme […] primitive […] » (ibid, p. 15), le téléphone qui « a explosé sous le poing du géant » (ibid, p. 16), l’ordinateur « dont l’écran s’éparpilla en éclats pâles » (ibid, p. 17), le « char envolé » (AO, p. 13), le réfrigérateur qui « s’est transformé en incinérateur » (ibid, p. 14) sont tous les signes prémonitoires d’un incident mortel ; la mort qui transperce ces objets est en quelque sorte contagieuse. En réalité, cette stratégie narrative, fondée sur l'embrouillement du scriptural, de l’objectal et du létal n’est pas, elle non plus, nouvelle. Au début de L’Enfer de Belletto par exemple, la lettre « de suicide »[34], le « téléphone mort »[35] ou le café qui avait un goût de « feuilles mortes »[36] annoncent implicitement que les choses sérieuses vont commencer, que la tension narrative va atteindre progressivement son summum.

On voit ainsi que l’hypertextualité ne se cantonne pas dans la connexion palimpsestuelle entre un texte écrit et un texte réécrit, mais englobe tous les stéréotypes, les clichés et les ingrédients structurels que l’écrivain emprunte à un genre précis et investit par la suite dans son œuvre. L’univers hypertextuel est de ce fait ouvert et tentaculaire. 

L’hypertextualité garantit aussi la « mue » de la littérature. En effet, à partir de l’ancien, les auteurs (policiers) inventent toujours du nouveau. « Il n’y a [donc] pas de dernier mot mais une relance des mots épuisés, une relance épuisante des mots toujours neufs »[37] ; en débarrassant les mots des signifiés sur lesquels ils étaient crucifiés, en les réoxygénant et en leur insufflant de nouveaux signifiés, l’auteur policier redonne au logos littéraire son lustre et son éclat premiers. Grâce donc à la connexion hypertextuelle, la tessiture romanesque, comparable à la tapisserie de Pénélope qui chaque jour est recommencée à partir du début, le fonds policier demeure riche et inépuisable :

 

 

A la narration moderne, écrit Jean-Pierre Faye dans Les portes des villes du monde, il arrive ceci en effet : à partir du même homme, de la même écriture, du même narrateur, elle a pris sa forme de masse et sa forme de crête. De la même source - qui se nomme Poe - survient le récit-fiction, la science-fiction, avec son double policier.[38]

 

Le processus hypertextuel nous permet par ailleurs non seulement de comprendre la logique fictionnelle des textes narratifs mais encore de saisir le fonctionnement interne de la littérature en général. Les écritures doubles théâtralisent la pratique scripturale et révèlent ainsi au lecteur les mystères de la création littéraire.

 

 

 

 

Moez Lahmédi, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse, Tunisie

moez_lahmedi@yahoo.com

 

 

 

 

 

[1] Palimpsestes, coll « Poétique », Seuil, 1982, p. 14-15.

[2] Nouveaux problèmes du roman, coll. « Poétique », Seuil, Paris, 1978, p. 304.

[3] Yves Reuter, Le Roman policier et ses personnages, Presses Universitaires de Vincennes (PUV), 1995, p. 197. [4] Pour l’auteur du Récit impossible, (Christian bourgeois Editions, 1986, p. 85), l’association de l’activité lectorale à un narcotique s’explique par « l’inachèvement structurel de l’expérience et l’exigence subséquente de la répétition ; la sérialisation est inscrite dans le tissu même de la narration, et surtout de la narration policière. »

[5] C. Murcia, « L’Air d’un crime ou l’apprentissage de la duplicité », in J. Bessière (dir), Romans de crimes, Dostoïevski, Faulkner, Camus, Benet, Honoré Champion Editions, Paris, 1998, p. 135.

[6] Cf De superman au surhomme, Grasset, 1993.

[7] Ibid, p. 19.

[8]- Jean-Claude Vareille, L’Homme masqué, le justicier et le détective, , p. 119 : « A partir de l’instant où il y a production en série, recherche systématique de la conformité et du conformisme, et donc exacerbation des codes génériques, survient la répétition, et tous les effets de miroir qu’elle entraîne y compris l’introduction d’une distance interne à la figure. »

[9]- Jean-Claude Vareille, Presses Universitaires de Lyon, 1989, p. 116 : « Après du langage, encore du langage et toujours du langage ».

[10]- Op. cit., p. 11-12.

[11] Pascale Hellégouarc’h, « Écriture mimétique : essai de définition et situation au XXème siècle », 2000, p. 100.

[12] Ibid.

[13] Palimpsestes, op. cit., p. 450.

[14] Ibid, p. 451. C’est Genette qui souligne.

[15] Ibid, p. 92.

[16] « Les hypertextes en question (Note sur les implications théoriques de l’hypertextualité) », in Etudes littéraires, n°1-2, Volume 34, Hiver 2000, p. 301.

[17] Phrase que nous empruntons en fait à Sophie Rabau (In L’intertextualité, Flammarion, 2002, p. 27). L’auteur, comme l’indique le titre de l’ouvrage critique, parle de l’intertextualité.

[18] G. Genette, op. cit., p. 451.

[19] Ibid, p. 453 : « L’hypertextualité a pour elle ce mérite spécifique de relancer constamment les œuvres anciennes dans un nouveau circuit de sens. »

[20] Op. cit., p. 47. (Le tableau de « Saint-Georges terrassant le Dragon » est d’ailleurs évoqué à la page de AO). [21] Jean-Paul Colin, Le Roman policier français archaïque, Berne, Editions Peter Lang, 1984, p. 13 : « Dans la description de l’univers fictionnel, (…), le roman policier supprime presque tout : ce qui fait la face obligée d’un roman de Balzac ou de Zola (…) est rejetée dans la fiction policière très loin, dans un arrière-plan que le lecteur oublie, entièrement attentif au gros plan de la rupture et aux détails macroscopiques de l’enquête, absolument nécessaire, mais qui peut relever de n’importe quel héros. » (C’est nous qui soulignons).

[22] G. Genette, op.cit., p. 49.

[23] Th. Narcejac, Une Machine à lire : le roman policier, coll « Médiations », Denoël / Gonthier, 1975, pp. 228-229. [24] Puissances du roman, Approches de l’imaginaire, Gallimard, 1966, p. 179.

[25] Op. cit., p.452. C’est nous qui soulignons.

[26] Jean-Claude Vareille, Filature. Itinéraire à travers les cycles de Lupin et de Rouletabille, Presses Universitaires de Grenoble, 1980, pp. 55-56.

[27] S/Z, Le Seuil, coll. « Tel Quel », 1970, p.16.

[28] Aghata Christie, Editions 10/18, 1994, p.18.

[29] Le Récit impossible, op. cit., p. 129.

[30] Cf, Le Récit impossible, p. 129-134.

[31] Ibid, pp. 134-135. C’est lui qui souligne.

[32] PP. 255-256. Cité par Uri Eisenzweig, op.cit,p. 135.

[33] Frédéric Dard, La Pute enchantée, Fleuve Noir, 1981, p. 51.

[34] P.O.L éditeur, 1986, p. 7.

[35] Ibid, p. 21.

[36] Ibid, p. 39.

[37] Daniel Sibony, Jouissance du dire, Grasset, Paris, 1985, p. 158. [38] Edition belfond, Paris, 1977, p. 84.

 

 

Moez Lahmédi,

Faculté des lettres et des Sciences Humaines de Sousse (Tunisie)

moez_lahmedi@yahoo.com

 

Partager cet article
Repost0
5 mai 2012 6 05 /05 /mai /2012 14:28

Texte support :

 

A une heure du matin.

ENFIN! Seul ! On n'entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même.

Enfin! il m'est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres! D'abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.

Horrible vie! Horrible ville! Récapitulons la journée: avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l'un m'a demandé si l'on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île); avoir disputé généreusement contre le directeur d'une revue, qui à chaque objection répondait: « C'est ici le parti des honnêtes gens», ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d'acheter des gants; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m'a prié de lui dessiner un costume de VÉNUSTRE; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m'a dit en me congédiant: « Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z...; c'est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs; avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons»; m'être vanté (pourquoi?) de plusieurs vilaines actions que je n'ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j'ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle; ouf ! Est-ce bien fini?

Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde; et vous, Seigneur mon Dieu! Accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise!

                                                             Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris.

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire composé :

 

- Introduction :

- Poème en prose de Baudelaire dans lequel le poète s’érige en juge et de la société et de lui-même. A une heure du matin, c’est donc l’heure de la critique et de l’auto-critique (de la méditation, du recueillement, de l’examen de la conscience).

Le commentaire doit s’articuler autour de deux questions principales : Quelle(s) attitude(s) le poète adopte-t-il à l’égard de la foule et quelle est la conception baudelairienne de la création artistique (le tiraillement de l’artiste entre le Spleen et l’Idéal, entre la quête du Beau ou de la perfection et l'attirance pour la chute).

- Un bilan décevant :

- Dans la première partie du commentaire, il faut :

- insister sur le fait que la solitude ou plutôt la claustration représente l’un des thèmes nodaux dans la poésie baudelairienne.

- signaler que dans ce texte, il y a deux types de dialogue : un dialogue (fondé sur les mensonges et l’hypocrisie)  entre le poète et les autres et un dialogue (sérieux) entre le poète et son âme.

- signaler aussi que la solitude, l’obscurité et le silence créent une ambiance singulière qui s’adapte parfaitement aux « mouvements lyriques de l'âme » du poète, « aux ondulations de [s]a rêverie » et « aux soubresauts de [s]a conscience » (la dédicace à Arsène Houssaye).  En fait, c’est le poète lui-même qui essaie de créer cette ambiance pour échapper au rythme effréné de la vie urbaine et pour dresser le bilan d’une journée accablante (ce texte illustre en ce sens la notion de « poème de la claustration »).  

- La volonté du poète de se couper du monde extérieur et de se recroqueviller sur lui-même est mise en lumière à travers :

* l’anaphore (la répétition de l’adverbe « enfin»).

* la métaphore : « un bain de ténèbres »

* la restriction : « je ne souffrirais que par moi-même ».

     - Il faut mettre l’accent également sur l’attitude misanthropique (ironique, cynique) qu’adopte le poète envers les autres, lesquels l’acculent d’une façon ou d’une autre à renoncer à sa véritable identité et à porter plusieurs masques. Au milieu du texte, il avoue lui-même qu’il s’est « vanté de plusieurs vilaines actions qu’[il] n’a jamais commises ». Il ignore même les raisons qui l’ont poussé à agir de la sorte. Au contact de la foule, le poète semble donc perdre progressivement son identité voire son humanité.

L’expérience de l’altérité débouche dans ce texte sur un appauvrissement et une altération du « Moi», c’est ce qui pousse en réalité le poète à se retrancher dans sa chambre et à multiplier les barricades qui le séparent du monde extérieur. Seul, il découvre à quel point les rapports humains sont fondés sur la fausseté, le mensonge, l’hypocrisie et la bassesse. Il découvre aussi l’absurdité de l’existence et la vanité de la vie, d’où ses tentatives de « tuer le temps ».

- Le confiteor de l’artiste :

Dans la seconde partie du commentaire, il faut insister sur le fait que ce texte représente avant tout une confession (un aveu) dans laquelle le poète fait son mea culpa et affiche en même temps sa volonté de se « racheter ». L’isotopie du « repentir » (« racheter », « Seigneur mon Dieu », « grâce », « Ames », « mensonges et vapeurs corruptrices ») et la double apostrophe (« Ames de ceux que j’ai aimés… » / « Et vous seigneur mon Dieu… ») attestent ce désir de se purifier et de se racheter.

Il faut insister également sur le fait que le poète se considère comme un être supérieur qui aspire toujours à l’élévation (le verbe « m’enorgueillir » doit se comprendre dans ce sens : l’orgueil d’être choisi ou plutôt élu par Dieu). Toutefois,  la foule l’empêche d’atteindre cet objectif et le rive au monde imparfait des êtres humains. La litote par laquelle se clôt le texte (« je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise » = je suis supérieur à ceux que je méprise) met en lumière ce sentiment de supériorité qu’éprouve le poète.

L’influence romantique est évidente ici : en effet, pour les poètes romantiques (Hugo, Musset, Lamartine, Vigny), le poète est un être exceptionnel que Dieu a envoyé sur terre pour guider et éclairer les autres hommes. Cependant, sa supériorité (sa différence) fait de lui un être maudit, c’est-à-dire un être marginal (incompris par son entourage).

Tiraillé entre Spleen et Idéal, entre quête de la perfection et attirance pour la chute, le poète se trouve pris dans un terrible dilemme : s’il se soumet à l’éthique communautaire, il doit renoncer en revanche non seulement à sa quête poétique mais encore à sa véritable identité (à son Moi), s’il veut accéder à l’Idéal, il doit, dans ce cas, se recroqueviller sur lui-même et s’isoler dans sa tour d’ivoire.

On peut parler aussi dans ce contexte d’un double duel : duel entre le poète et la foule (duel qui se termine par la défaite du poète) et duel entre l’artiste et le Beau (duel au cours duquel celui-ci éprouve les souffrances et les douleurs les plus atroces, c’est pourquoi il invoque à la fin du texte l’aide et le soutien de Dieu et de tous ceux qu’il aime). C’est donc la question du statut du poète dans la société que soulève Baudelaire dans ce texte. 

 

Moez Lahmédi

Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse (Tunisie)

UR "Ecole et Littérature"

moez_lahmedi@yahoo.com

Partager cet article
Repost0
5 mai 2012 6 05 /05 /mai /2012 14:19

   beaux-cheveux-31.jpgUn hémisphère dans une chevelure

 

 

 Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.
   Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.
   Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

  Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

 Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

                                                             Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1-Présentation du poème :


* Poème en prose de Charles Baudelaire. Il est composé de 7 paragraphes (versets) plus ou moins longs. Il est de nature explicitement lyrique. En effet, le poète y développe sa propre conception de l’amour.        

* La chevelure qui n’est qu’une métonymie (une synecdoque plus précisément) de la bien-aimée, représente dans ce poème l’élément déclencheur de la ressouvenance (la synesthésie). 


L’accent doit être mis d’une part sur le pouvoir évocateur de la chevelure et d’autre part sur la vision baudelairienne de l’amour.

2- La chevelure, élément déclencheur de la ressouvenance :

     1- On insistera dans cette première partie sur le pouvoir évocateur et suggestif de la chevelure :

- * La chevelure éveille chez le poète tous ses sens : la vue (« je vois » répété 2 fois, j’entrevois), le toucher (les caresses de tes cheveux…), l’odorat (respirer, l’air, odeur, odorant, parfum, parfumés), l’ouï (j’entends, chant, musique), le goût (mordille, mange) ; la chevelure exerce sur le poète une fascination irrésistible ; elle le plonge progressivement dans une rêverie exquise et agréable. Elle libère tous ses sens et exhume dans sa mémoire les souvenirs d’antan.

Sur le plan structurel, le poème est encadré par deux versets centrés essentiellement sur le thème du souvenir  (la synesthésie).

Perdu dans l’exubérante tignasse de sa bien-aimée, le poète finit peu à peu par s’oublier. Il devient l’heureux amnésique enfin débarrassé de tous les fardeaux du moment présent. Désormais, son âme se repaît de rêves et de souvenirs. Elle se soûle, s’enivre et s’extasie. Grâce au pouvoir incantatoire de la chevelure, le poète transcende donc la réalité et accède progressivement à un Ailleurs qui se situe par delà le bien et le mal, par delà l’espace et le temps.

Ce pouvoir est mis en lumière essentiellement à travers deux isotopies : 

* L’isotopie de l’air : elle se dessine d’une manière discontinue tout au long des versets par les termes  respirer, air, odeur, espace, parfum, ciel immense, azur, ciel. Elle révèle que la chevelure de la bien-aimée a une fonction salvatrice (émancipatrice). Elle permet en effet au poète de se détacher de la réalité, de se volatiliser et de partir à la découverte de cet Ailleurs « au charmant climat où l'espace est plus bleu et plus profond ».

L’isotopie de l’eau : qui se manifeste à travers les mots plonger, eau, source, mers, océans, navire, port, azur, rivage. En plongeant le poète, par l’odeur de sa chevelure, dans des rêveries aquatiques, la bien-aimée devient le symbole même de la vie et de la fertilité. C’est elle aussi qui l’inspire et qui rend fertiles sa verve et son imagination.

L’isotopie de l’eau nous renvoie aussi au thème du voyage, du départ voulu et souhaité. Il y a toujours chez Baudelaire, ce désir de s’affranchir de la réalité médiocre, de partir vers un Ailleurs inconnu.

3- La conception baudelairienne de l’amour :

- Quelle est la conception baudelairienne de l’amour ?

Comme l’air ou l’eau, l’amour, pour Baudelaire, est insaisissable. C’est un sentiment naturel qui nie les frontières et les identités. Les hommes que le poète a vus dans sa rêverie étaient « de toutes nations ». L’atmosphère, elle, était « parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine ».

Pour le poète,  l’amour est aussi un besoin vital . C’est l’oxygène qu’il « respire » (1er versert).

Pour le poète, la femme est le symbole non seulement de la vie et de la fertilité mais aussi de la liberté. Baudelaire conçoit donc l’amour comme un affranchissement de l’ici-bas. Etre amoureux, c’est se sentir libre dans tous les sens du terme.

En outre, l’amour constitue pour Baudelaire une quête douloureuse, un voyage périlleux ou plutôt une aventure hasardeuse dont les péripéties sont souvent inconnues. L’expression « chants mélancoliques »  révèle à quel point cette quête est difficile. On peut aborder ici le thème de l’Idéal et la quête de l’impossible dans la poésie baudelairienne.

L’amour est également l’arme qui permet à l’homme de vaincre la mort :

Dans la rêverie décrite, l’ « immense ciel », l’« éternelle chaleur »  et l’« infini de l’azur tropical » embrassent l’âme du poète, lequel est devenu maître de l’univers et surtout du temps : « je retrouve les langueurs des longues heures passées ».

La vision baudelairienne de l’amour trouve son appui essentiellement sur trois figures de style :

- La métonymie (et plus précisément la synecdoque) : la chevelure qui renvoie à la bien-aimée.

- La métaphore filée : respirer l’odeur de tes cheveux, l’océan de ta chevelure, l’ardent foyer de ta chevelure, la nuit de ta chevelure, etc.

- Les trois différentes comparaisons : comme un homme altéré / comme un mouchoir / comme l’âme des autres.

D’autres procédés tels que l’anaphore (la répétition du pronom personnel « je »), l’épizeuxe (longtemps, longtemps), la paronomase (longueur, longues heures) et la répétition lexicale (chevelure, le verbe « voir », odeur) et le parallélisme (tout ce que + verbe) visent à mettre en lumière le pouvoir évocateur de cette chevelure magique.

Le rythme contribue également à mettre en évidence cette vision originale de l’amour. En effet, les phrases qui se caractérisent par leur longueur et leur richesse, miment le déploiement de la rêverie et suggèrent aussi la quête poétique de l’absolu. La cadence majeure (l’apodose est plus longue que la protase) qui prédomine dans tous les versets renforce le lyrisme dans le texte et confère aux phrases une fluidité semblable à celle de la rêverie.

Les consonnes continues [r] et [s] consolident ce rythme lent et ouvert qui imite la respiration profonde du poète.

 

 

 

 

Moez Lahmadi.

Al Imam Mohammad Ibn Saud University (IMSIU), Riyad, KSA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Partager cet article
Repost0
5 mai 2012 6 05 /05 /mai /2012 13:14
La peau de chagrin, un titre polysémique :

 

Le titre choisi par Balzac à son roman (La Peau de chagrin) se caractérise par son caractère polysémique. En effet, sur le plan dénotatif, cette expression désigne une sorte de cuir fait à partir de la peau de croupe de l’onagre (un âne extrêmement rare de Perse). Le déterminant défini « La » vise à singulariser cette peau et la présenter comme un objet original qui a peut-être des propriétés extraordinaires. Par cette caractérisation, l’auteur cherche également à exciter la curiosité du lecteur (acheteur) et l’inciter à lire le récit pour découvrir par lui-même les spécificités et les fonctions narratives de cet objet « éponyme ». Balzac aurait pu intituler son roman : « La peau de chagrin magique » ou « La peau de chagrin perdue » mais il avait préféré laisser son lecteur sur sa faim pour l’acculer à percer par lui-même le mystère de cette peau. Le titre a ici une fonction excitatrice (ou incitatrice) puisqu’il joue le rôle d’un « hameçon » ou d’un « apéritif » par lequel l’auteur appâte et séduit (affriole) son destinataire.

Toutefois, si l’on essaie de disséquer le groupe nominal qui forme le titre balzacien, on se rend compte qu’il se compose de termes aux sens (connotatifs) opposés : si « la peau » renvoie implicitement à tout ce qui est artificiel (le masque, le paraître, la parure, le maquillage), le « chagrin », lui, renvoie à un sentiment intérieur, profond et insaisissable. Le chagrin, c’est la tristesse et le désespoir que peut ressentir quelqu’un suite à une mésaventure, un échec, une désillusion ou un choc.

Le titre recèle donc une opposition entre l’être et le paraître, l’essence et l’apparence, l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, une opposition qui ouvre, devant le lecteur, un horizon d’attente puisque le lecteur a déjà quelques pistes de lecture : le roman balzacien pourrait être le récit d’un personnage authentique qui évolue dans une société corrompue. D’un point de vue narratif, le titre pourrait être considéré comme l’élément déclencheur de l’acte de lecture. Il a, outre sa fonction excitatrice, une fonction informative ou abréviative puisqu’il recèle les premiers indices textuels à partir desquels le lecteur fondera sa lecture et son interprétation du texte.

 

Partager cet article
Repost0
4 mars 2012 7 04 /03 /mars /2012 20:13

- TD. Poésie 

 - Objectif discursif : Analyser un poème (rédiger un commentaire composé). 

Phase : entraînement. 

* Construire des phrases : le « noyau » de la phrase : le verbe.


 

 

Dans ce poème qui s’intitule « ………. », Musset donne libre cours à ses sentiments …/ exalte sa joie, la beauté de / décrit ... / exprime .../ nous fait part de … / chante .../ dépeint …./ exhume le souvenir de sa première / évoque…/ met l'accent sur. 

 Ce poème est placé sous le signe de .../ sous le double signe de/ s’articule autour de …./ est axé / centré sur ..... 

Ce poème s’ouvre par une apostrophe à travers laquelle le poète s’adresse à …/ exprime ….. .

Ce procédé révèle que …../  montre que …. / atteste …/ reflète …/ dévoile…./ traduit … la tristesse du poète…

A travers ce procédé, le poète cherche à mettre en lumière …../ mettre en évidence ../ mettre en exergue .. / mettre en contraste (pour exprimer l’opposition) … / à valoriser ……..

Ce procédé vise à mettre en relief la mélancolie / la joie / la révolte du poète.

La négation qui s’étend (s’étale) sur toute la première strophe est mise à contribution pour accentuer ……

La première strophe constitue un réquisitoire contre …… / un plaidoyer en faveur de ….

La première strophe regorge (fourmille) d’expressions renvoyant au champ lexical de …..

Dans la première strophe, on relève un jeu très subtil avec ………/ une image …..

Par ailleurs, on remarque la prédominance des adjectifs etc …

L’alexandrin / l’octosyllabe/ le tétrasyllabe ……. est un mètre (court/ long) qui favorise …..

- Vénus est dépeinte par le poète comme étant .... 

La texture sonore de ce poème est en parfaite harmonie avec ……/ crée une "harmonie imitative" 

L’allitération en [S] contribue à accentuer ……./ confère à ce poème une tonalité …/ suggère …./ n'est pas sans créer un rythme et une redondance qui structurent l'ensemble du poème 

Les adjectifs mélioratifs qui émaillent les 4 strophes de ce poème reflètent …..

Le poète éprouve un amour ardent /fervent envers ... / Il se montre prêt à ….

Le poète dénonce …./ critique/ s’attaque à/ rejette/ ridiculise …. /

La révolte du poète contre …….. se déduit de ………. / est déductible de …./ est perceptible à travers ………... est saillante (apparente) dans …….

Le poète nous plonge dans un univers …………… / Il éveille en nous ..... 

Dans ce poème, la femme aimée apparaît comme / Elle symbolise ………… Elle incarne ………

Il est important de signaler tout d’abord que ……………

Il ressort ainsi que ………………. Il s’avère ainsi que…/ On voit donc que …/ On peut dire que ….. / Force nous est de constater que …. Signalons enfin que ….. 

- Le poète idéalise / sacralise / divinise (la nature, la femme, etc)

- Dans ce sonnet, le poète ne déroge pas à la tradition …………… selon laquelle …………..

- Dans ce poème, le poète hisse la nature, la femme, la souffrance, etc au rang de ......

- De ce poème se dégage une impression de .....

- L'écriture de ............... est foncièrement ..............

 

 

 

Moez Lahmédi

University of Sfax, Tunisia


Partager cet article
Repost0